Site satirique pour les uns, parodique pour les autres, Nordpresse est au cœur de l’actualité en Belgique. Son fondateur, Vincent Herregat, plus connu sous son pseudonyme « Flibustier » a entamé un long combat contre Sudpresse, largement financé par le groupe de presse Rossel, en dénonçant une qualité journalistique médiocre.
« 781.887 musulmans vivent en Belgique : découvrez la carte, commune par commune. » Ainsi intitulé, l’article polémique publié sur le site gratuit d’informations de Sudpresse, Sudinfo.be, attire l’attention de Vincent Flibustier, fondateur de Nordpresse, en mai 2016. En réponse à cet article, l’instigateur du site parodique riposte. « J’ai fait une carte de la ville où habite le journaliste qui a fait l’article en mettant un caca sur la ville », explique à L’Effervescent le jeune Belge. À l’époque, Michel Marteau, ancien rédacteur en chef de Sudpresse s’est défendu auprès de Franceinfo : « Pour moi, cette publication est absolument irréprochable. Il s’agit du travail d’un sociologue reconnu de l’université catholique de Louvain ».
Pour avoir « détruit la vie de ce journaliste », le groupe belge porte plainte au pénal et exige 15 000 euros de dommages et intérêts à Vincent Flibustier. « C’était drôle, mais c’était avant tout pour répondre à la connerie. Et tout est parti de là », résume Arnaud Biliotti, qui travaille dans la communication et a assisté aux deux procès opposant Sudpresse et Nordpresse. Cette première réelle confrontation penche en faveur du dernier cité. « Dans le premier jugement, il est indiqué que j’ai le droit de qualifier le journaliste d’étron si c’est justifié. J’ai une jurisprudence sur le fait que l’on peut traiter un journaliste de Sudpresse de caca, je suis très content », plaisante Vincent Flibustier. « Un certain nombre de principes, comme par exemple la diffamation ou l’injure, lorsqu’il y a procès, sont interprétés différemment, qu’il s’agisse d’une publication parodique, satirique, ou d’une publication normale, traditionnelle », ajoute le sociologue, spécialiste des médias, Jean-Marie Charon.
L’article à l’origine de la confrontation grandeur nature entre Sudpresse et Nordpresse.
La guerre est déclarée
Par écrans interposés, les divers animateurs du site Nordpresse poursuivent leur bataille contre les publications de Sudpresse, jusqu’à ce que soit publié un article sur le viol d’une fillette de treize ans, jugé « indécent » et composé de « détails sordides » par de nombreux internautes. Vincent Flibustier fait alors appel à sa communauté Facebook, riche d’un peu plus de 100 000 personnes, pour alerter les annonceurs de Sudpresse. « J’ai proposé aux gens de contacter toutes les personnes qui mettent de la publicité chez Sudpresse en leur disant : ‘Regardez cet article, qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que ce n’est pas un peu contraire à vos valeurs de faire du putaclic sur des articles de viol d’enfant de 13 ans ?' », détaille, révolté, Vincent Flibustier.
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Le 6 décembre, une deuxième confrontation regroupe les deux parties au tribunal de commerce de Liège. Supress a engagé ce jour-là une action en cessation contre le site. Présent à ce deuxième procès, Arnaud Biliotti témoigne : « En règle générale, lors d’un procès, tout est millimétré. Il n’y a jamais plus de deux ou trois personnes en plus des parties. Et là, sur toute la durée de l’audience, la salle était remplie, il y avait des gens qui arrivaient régulièrement. Même l’avocat de Nordpresse a mentionné la dimension ‘incroyable’ de ces gens qui se prennent en main. Avec l’ambiance dans la salle, l’avocate de Sudpresse parlait presque trop bas !”
Fait marquant de l’affrontement judiciaire entre Sudpresse et Nordpresse : de (très) nombreux citoyens ont envahi la salle d’audience. Photo : Charlotte Walrave
La fine frontière entre faits divers et respect de la vie privée
Si Sudpresse, contacté à de nombreuses reprises, a jugé qu’il n’était pas de leur devoir de s’exprimer sur le sujet, le groupe belge a tout de même tenu à clarifier sa position, notamment face à la déontologie. « Les faits divers ont fait l’objet d’un travail de fond spécifique pour tracer une ligne de conduite générale en quelques points, insiste Michel Royer, chef de l’information générale du premier groupe de presse francophone de Belgique. Les sujets sensibles font l’objet d’une analyse quotidienne, au cas par cas. Sudpresse a mis en place une cellule spécifique pour toutes les problématiques de déontologie, joignable en permanence par ses équipes, ce qui a permis de réduire drastiquement les plaintes à notre égard. »
Le traitement des faits divers, détournés en articles racoleurs, est l’acte journalistique le plus dénoncé par Nordpresse et ses suiveurs. Pourtant, cette catégorie journaliste revêt une importance capitale. « On ne peut pas ne pas traiter du fait divers, contrairement à ce que certains ont l’air de penser. Ils sont à traiter. Ils concernent des personnes ordinaires, qui se sentiraient délaissées et marginalisées si on ne traitait pas leur quotidien, note le spécialiste Jean Marie Charon. Toute la question réside dans la manière dont on va construire un récit autour de ces faits divers. » D’après une étude menée par Claire Sécail, docteure en histoire contemporaine, le temps d’antenne consacré aux faits divers a été multiplié par quatre depuis les années soixante. Désormais utilisé comme « moyen de capter l’attention », le fait divers peut rapidement déraper, notamment avec les réseaux sociaux. « Tout est une question de dosage », synthétise Jean Marie Charon.
La décadence chez Sudpresse ?
Du côté de Sudpresse, et selon toute logique, les journalistes en poste ne s’expriment que très peu sur la situation. Ancienne journaliste chez Sudpresse, Anne Löwenthal, désormais blogueuse, tente de proposer une autre lecture de la presse. « C’était encore un journal, en tout cas dans l’édition locale où je travaillais, qui faisait du bon boulot. Et puis ça a commencé à dégénérer vers la fin de ma carrière chez eux, il y a une quinzaine d’années », se remémore la quarantenaire. Pour cette mère de famille, Sudpresse a tenté de concurrencer La Dernière Heure, ancien titre de presse belge, qui usait de titres racoleurs et autres méthodes sensationnalistes.
« Maintenant, c’est Sudpresse qui est le pire du pire. À l’époque, nous donnions encore des leçons de journalisme à La Dernière Heure. » – Anne Löwenthal, ancienne journaliste chez Sudpresse.
Puis l’avènement des réseaux sociaux enraye un peu plus la mécanique. Si certaines commandes font débat au sein de la rédaction, beaucoup acceptent quand même les missions, inquiets d’être remplacés rapidement et sans mal. « Il y a des mois où je touchais mes indemnités d’indépendant super en retard. Une fois j’ai appelé pour dire, ‘écoutez, je n’ai même plus de quoi mettre de l’essence dans ma voiture donc je ne peux plus travailler’. Ils m’ont dit : ‘Ce n’est pas grave, on va envoyer quelqu’un d’autre’. C’était vraiment une politique de merde”, déplore Anne Löwenthal.
En promettant des vidéos “choc”, Sudpresse n’hésite pas à avoir recours au sensationnalisme sur son site internet.
Le paradoxe d’une affaire peu médiatisée
Les accusations acharnées, tantôt contre « l’ogre » Sudpresse, tantôt contre « le gamin de 29 ans », Vincent Flibustier, font rage en Belgique. Cependant, la France n’a pas, ou peu, entendu parler de ces procès. Même en Belgique, le nombre d’articles parus sur le sujet est infime. « Le premier jugement est déjà étudié en cours de droit de la presse à l’université, ici à Bruxelles », précise toutefois le fondateur de Nordpresse. Les deux audiences au tribunal étaient pleines à craquer, sur les réseaux sociaux les gens se mobilisent, mais la presse reste muette. Si une première explication semble logiquement découler de l’importance du groupe Rossel, propriétaire de nombreux titres de presse en Belgique, ainsi qu’en France, et comptant un chiffre d’affaire supérieur à 500 millions d’euros, d’autres pistes à cette non médiatisation peuvent être émises.
En comparant la communauté de Nordpresse à celle du Gorafi, incontournable site parodique français, le côté belge accuse un retard de près d’1,3 million d’abonnés. « Je pense qu’en France les gens ne connaissent pas forcément Sudpresse. En plus, les procès entre médias n’intéressent pas forcément les gens, raisonne Oriane Alcarini, jeune journaliste à Purepeople suivant régulièrement les aventures de Nordpresse. Vincent a un peu vrillé, dans le sens où il transmet beaucoup plus de choses personnelles. Il ne parle pas vraiment de Nordpresse, il ne fait plus vraiment de blagues et il a donc une communauté plus réduite. Après, si Nordpresse avait choisi de parodier Libé ou Le Monde, il y aurait eu plus de portée. »
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Cette non médiatisation émane également de la position de Sudpresse, d’après la journaliste : « Sudpresse, au final, n’est pas le meilleur exemple de journalisme que l’on puisse trouver : ils divulguent des informations fausses, font beaucoup de sensationnalisme … » Toutefois, dans son esprit, c’est bel et bien le groupe de presse professionnel qui devrait sortir gagnant de cette affaire : « [Vincent] veut être seul à sauver le monde, il pense qu’il est meilleur que les journaux. C’est vraiment le chevalier blanc du journalisme. »
Une bataille sans fin
Par ailleurs, le fait que Nordpresse soit identifié comme un site parodique, trahi par son inspiration profonde du média Sudpresse, représente une menace non négligeable. « La presse sous forme parodique va traiter certains sujets en y introduisant des fake news ; ça peut donc prendre une autre ampleur à l’époque des réseaux sociaux. Lorsque l’on était dans un paysage de presse plus ancien, l’identification des publications satiriques, parodiques, était certainement mieux faite », confesse Jean Marie Charon. « Ce n’est pas en essayant de piéger les gens qu’on leur apprend quelque chose », renchérit Oriane Alcarini.
Du côté de Nordpresse, ces procédures à répétition sont vues comme un moyen d’éviter la jurisprudence, et, ainsi, de décourager d’autres possibles procès. Sudpresse estime, quant à lui, assurer son devoir en défendant « logiquement et tout simplement les intérêts de [son] média et de [ses] journalistes face aux attaques dont ils font l’objet. Rien de plus. » Alors que la décision du tribunal de commerce de Liège aurait dû être annoncée le 6 janvier 2020 au plus tard, selon le délai légal en vigueur, aucune décision n’a pour l’heure été rendue publique. Seule une chose est sûre : la « guéguerre » amorcée entre les deux médias n’est pas prête de s’arrêter.